C’était le seul artiste que j’ai pu côtoyer pour de vrai. Trop peu. Tout d’abord, parce que nous avions une petite quarantaine d’années de différence et principalement du fait qu’il vivait au beau milieu de l’océan Pacifique. Il est mort mercredi 14 février 2024. Le tonton préféré de mon papa.
Il faut dire qu’il avait tout pour plaire : une bonne tête avec un sourire à tomber par terre, les cheveux longs attachés en catogan, des favoris (j’ai toujours rêvé d’en avoir, mais ma pilosité faciale en a décidé autrement), un doux grain de folie, un rire communicatif et un sens de l’autodérision. Sa peinture était absolument vierge de mélancolie. Haute en couleurs, naïve, sans aucun doute en lien avec son tempérament joyeux et son lieu de vie, ça peut jouer énormément sur le moral.
Plusieurs souvenirs sont remontés à la surface lorsque j’ai appris que son état de santé se dégradait.
Le premier, tout gamin, à environ 6 ans, j’ai voulu faire comme son fils. Il avait chourré sous mes yeux ébahis des Treets, ancêtres des M&M’s, en allant faire des courses familiales, le matin, en préparation du repas commun. L’après-midi, par mimétisme et pour tenter d’impressionner un « plus grand », j’ai subtilisé un briquet (objet ô combien utile pour un enfant de mon âge) à la caisse de la petite supérette du quartier où nous habitions. Pour pouvoir frimer et prouver que moi aussi chuis balèze et que j’ai peur de rien. Seulement, je m’étais auto-dénoncé dès la sortie du magasin où mon père m’attendait :
– Devine ce que j’ai dans la poche ? Demandais-je fièrement d’avoir réussi à subtiliser ce bien aux yeux et à la barbe de tous, et surtout de la caissière. Avait-elle d’ailleurs vraiment une barbe ? Huuuum, pas sûr.
– Un paquet de chewing-gum ?
– Naaaaan ! Devine encore !
– Bah chaipas, des bonbons ?
– Nan : un briquet, tadiiiiin ! Lui ai-je répondu fièrement en lui tendant l’objet triomphalement.
– Et comment tu l’as eu ? Je voyais ses sourcils froncer et ses moustaches vibrées.
– Ben, je l’ai voléééé, avouais-je alors en fondant en larmes… Je venais de prendre conscience de ma faute et que mon autodénonciation n’allait pas arranger mon cas.
Le soir, Alain était revenu avec ces deux enfants manger à la maison. Non, pas des Treets. Encore moins des briquets. J’ai eu la, non, une des hontes de ma vie. Elle reste cependant mémorable. Avec en plus, la volonté de ne pas trahir son fils qui se sentait bien péteux. Planqué derrière le canapé, les joues aussi rouges que chauffées à vif, je me cachais pour ne pas avoir à subir les (faux) reproches des adultes. Avec le recul, ils devaient bien se marrer. Son garçon, de plusieurs années mon aîné, n’en menait pas large et me caressait la tête, l’air de dire : « soit courageux, la tête haute, assume et surtout, je t’en prie, ne me balance pas ! ». Mince, je crains être une balance : dans mes souvenirs, j’ai du lâcher très probablement un : « mais c’était pour faire comme Jérômeuuuh… ».
Ensuite, mon second souvenir était lorsqu’il avait remporté ce prix aux USA avec son magnifique tableau représentant deux amis Natifs Américains entourés de cœur (malgré une reproduction affichée dans une chambre chez mes parents, j’ai toujours cru qu’il s’agissait d’une mère et de son enfant. C’est en faisant une recherche sur internet pour la rédaction de cet article que je me suis rendu compte de mon erreur…Même pas sûr non plus que ce soit pour un prix, plutôt en soutien à une association caritative, semble-t-il) en forme de cernes. Tiens, ça me rappelle quelqu’un. J’étais fier de lui. J’avais un oncle reconnu dans le milieu artistique et de surcroît aux Etats-Unis ! La classe internationale. Raison pour laquelle, dans mes phases maniaques, je ne jurais sur une reconnaissance artistique, qu’à la seule condition d’exposer mes œuvres dans une galerie d’art New-Yorkaise. C’est vous dire ma capacité à ne pas toucher terre lors de ces épisodes.
Son style, malgré des thèmes qui nous sont complètement opposés, m’a influencé inconsciemment, notamment pour les séries « mandalalas ». Les cernes qu’il a peint sur son tableau cité ci-dessus, se sont très certainement distillés en moi et sont très probablement une des raisons de leur intégration dans mes œuvres.
Puis nous nous sommes revus à Saint-Nazaire, si mes souvenirs d’adolescent ne me font pas défaut. Il était avec un ami américain, artiste et professeur d’arts plastiques. Ce dernier carburait à la vodka-tomate-tabasco. Il m’abreuvait, de son haleine éthylique, de conseils afin de dessiner sans regarder feuille ou crayon, mais uniquement ce que percevait l’œil. Fin saoul, après tout ce qu’il avait éclusé la journée durant, au début du repas, nous sentions la tension de mon oncle monter intérieurement face au malaise dans lequel le plaçait cet ami. Elle a fini par exploser lorsque monsieur Vodka-tabasco-tomate a lâché sa fourchette. Elle s’est retrouvée rebondissant sur le sol, dispersant les aliments qui avaient raté sa bouche. Un peu comme quand tu es fin bourré et que ton coude ripe sur le bord de la table entrainant ta tête dans sa chute et te faisant perdre tout crédit pour le reste de la soirée. Le malheureux, très certainement familier des écrits de mon indétrônable Bukowski, a tenté de la rattraper du bout des doigts. Toute la subtilité se trouvait dans ce dilemme : réussir l’exploit de la rattraper avec une vision double voir triple tout en restant le cul bancal sur la chaise ou se vautrer lamentablement au sol. Alain est alors sorti de ses gonds et l’a sèchement remis en place, en anglais s’il vous please (mais c’était l’époque où l’anglais était une de mes matières préférées, désormais, il est loiiiin le temps où je pouvais tenir une conversation dans la langue de Kurt Cobain ou de Jeff Buckley).En anglais, il lui a fait part de la honte dans laquelle il le mettait devant sa famille et désormais il avait plutôt intérêt à se tenir à carreau. Son intervention était parfaitement légitime, diplomate, malgré son agacement profond. À sa place, il est fort probable que j’aurais littéralement explosé. En même temps la situation, à la limite du surréaliste, me fait encore sourire. Et malgré tout, monsieur Vodka-tomate-tabasco était sacrément attachant. Toujours eu un faible pour les perdants magnifiques.
J’aimais aussi sa façon de découvrir une maison qu’il visitait pour la première fois. Avec le sans-gêne propre à un enfant, il regardait tout, des bibelots entreposés, ça et là, aux peintures accrochées aux murs et aux photos exposées. On ne sentait chez lui aucun jugement, seulement une manière de s’inspirer de diverses images ou objets qui pourraient alimenter son imaginaire productif. Les commentaires qu’il pouvait en faire, étaient toujours positifs, ponctuées d’une remarque joyeuse et amusante, sans moquerie aucune.
D’autres pensées s’entremêlent. Par exemple, l’honneur qu’il m’a fait en s’inspirant de ma « Chouette Covid-19 »… Bon, j’avoue, je préfère la mienne, mais c’était chouette (haha) quand même. Qu’il ait réussi à vivre de son art reste un modèle et un idéal pour moi. Je ne sais pas si je l’atteindrai un jour, mais ça n’a aucune importance au final. Adviendra ce qu’il adviendra, j’aime le paisible de ma vie actuelle et la liberté que j’ai de créer ou non. Je ne vis pas sur une île dans le Pacifique sud, mais sur une presqu’île Bretonne qui n’a, au final, « que » le soleil a lui envier ! Bon les cocotiers aussi, les lagons aux eaux transparentes et turquoise aussi, le sable encore plus fin et plus chaud aussi. Hum, il va peut-être falloir envisager une exposition New-yorkaise finalement !
Vous vous en foutrez royalement et à raison, mais je me suis mis à courir. Le running, ils appellent ça. Comme un connard. Je n’aurais jamais été capable d’imaginer, ne serait-ce qu’une seule seconde, pouvoir y prendre plaisir. C’est le cas. Pas dans la douleur, ni dans la souffrance, juste parce que ma Douce m’a fait remarquer le bien-être et la détente que ça m’apporte. Mes humeurs sont moins en dents de scie dans une relative régularité dans l’effort. J’avoue, honteusement, pour avoir longtemps eu la fierté de détester le sport, qu’elle a (en-coooo-re) eu raison. J’ai appris son décès, juste au moment où j’allais me mettre à courir mon premier 35 minutes, après avoir déposé ma fille à l’école. Sur le moment, ça m’a coupé les jambes. Et puis, je me suis lancé malgré la tristesse (que mon cerveau puisse avoir un jour ce genre de fonctionnement m’échappe, tellement on dirait un « sportif ») en décidant de courir pour lui. En pensant à lui. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il m’aura vu de « là-haut ». T’es mort, t’es mort, point. Mais mes pensées se sont tournées vers lui pendant ce temps que j’appréhendais long par l’effort, vers les tournures de ce texte que je partage ici avec les trois tondus et les deux pelés qui me lisent en diagonale. Il était prêt de moi dans la totalité de cette journée. Il me suivait déjà au moment où j’ai appris que son état de santé se dégradait et il m’accompagnera encore longtemps.
J’ai parlé de lui à ma « petite » tribu, pour qu’il·elle·s le connaissent un peu au travers des souvenirs que je viens d’énumérer. À la manière d’un vieux crouton qui partage ces souvenirs de jeunesse avant qu’ils ne disparaissent à jamais. Aucun d’entre eux ne l’a connu. J’aurais aimé qu’ils le croisent au moins une fois dans leur vie, mais ça ne se fera malheureusement pas. Je suis cependant comblé d’avoir pu, rarement, le croiser et qu’il fasse partie de ma famille.
Pour finir, je citerai Victor Hugo. Alors, style, je me la pète, je lis du Victor Hugo, mais pas du tout. J’ai terminé hier une BD « Hantée » écrit par Mikaël Ollivier, dessinée par Nicolas Pitz et mise en couleur par 1ver2anes où l’un des personnages citait notre illustre écrivain : « Les morts sont des invisibles, non des absents ».
Si son travail vous intéresse, je vous invite à naviguer sur son site où vous pourrez vous délecter de toutes les œuvres qu’il a peint : https://www.despert.com/bora-bora-art-gallery-alain-despert
Caresses et bécots à l’œil, aux cœurs meurtris, à ma famille endeuillée et aux proches d’Alain Despert (6 juin 1943 – 14 février 2024).