Un ours polaire mélancolique assis sur un bloc de glace, la tête appuyée sur sa main, se questionne avec un jeu de mots sur Hamlet : “To BEAR or Not to BEAR POLAR ? That’s the fuckin’ question”. Un pingouin lui répond avec optimisme : “Boaaah, t’inquiètes, on a tous des hauts et des bas…”. L’arrière-plan représente un paysage arctique avec des icebergs et un igloo.

Je ne dois pas être le seul, atteint de troubles de l’humeur, à me poser ce genre de questions. Être bipolaire ou ne pas être bipolaire, lorsque le traitement est savamment dosé, les dépendances punies-au-coin-vous-ne-reviendrez-pas et qu’on a fait une croix sur les phases maniaques ou euphoriques (le seul avantage de cette maladie) qui nous font monter dans les tours. Avouons-le, même si nous acceptons de ne plus courir le risque d’une redescente douloureuse après une période maniaque, l’euthymie, c’est chiant. Sur une échelle de l’humeur graduée de moins dix à plus dix, les traitements adaptés nous permettent d’osciller entre zéro et moins deux. Et généralement, lorsque je me sens atteindre un plus trois, mon entourage se demande si je n’ai pas recommencer à fumer et craint l’arrivée imminente d’un passage dépressif. Il m’arrive encore d’en traverser si je tire trop sur la couenne.

Heureusement ou malheureusement pour moi, je n’ai jamais été hospitalisé. Heureusement, car même si certaines périodes de ma vie l’auraient justifié, j’ai pu échapper à une médication qui aurait pu m’assommer. En serais-je là où j’en suis actuellement ? Aucune idée. Malheureusement, car j’aurais pu avoir un diagnostic beaucoup plus tôt dans ma vie au lieu qu’il me soit « offert » en pleine crise de la quarantaine. J’aurais gagné quelques années pour me stabiliser et construire ma vie différemment.

La tentation peut s’avérer forte de diminuer, voire de stopper les régulateurs de l’humeur et les anxiolytiques… Pour avoir déjà essayé, je ne m’y risquerai plus. Les dépendances sont revenues à leur paroxysme, les fluctuations entre les hauts et les bas s’enchaînaient à un rythme effréné. La patience de mon Amoureuse a été mise à rude épreuve alors qu’elle était enceinte. J’imagine désormais très bien les phases de doute qu’elle a du traverser : « mais qu’est-ce qui m’a pris de faire un enfant avec une telle personne ?!? ». Grâce à ses conseils et à son soutien, j’ai repris contact avec le catalogue indispensable : médecin généraliste => psychiatre + psychologue + reprise et ajustement du traitement. Seulement j’avais encore un produit illicite que je consommais à forte dose et quotidiennement. Il avait la fâcheuse tendance à me faire partir dans les tours assez facilement. Un psychiatre a d’ailleurs bien résumé la façon dont je l’utilisais : comme un anxiolytique, un antidépresseur et un régulateur de l’humeur. Sans aucun respect des doses. C’est là que ça devient fâcheux. Autant je respecte scrupuleusement les prescriptions de mes petites pilules roses, oranges et bleues, autant je fumais des joints en veux-tu, en voilà, en guise de petit déjeuner jusqu’au soir, sans aucune maîtrise. Je vous laisse le soin d’imaginer les trous dans le budget familial, le temps perdu à en chercher, à fumer… et la taille de la maison que j’aurais pu nous acheter si j’avais économisé cet argent. C’est à ce moment-là, après avoir fait mumuse avec une machine à tatouer, que j’ai eu la lubie d’ouvrir mon salon de tatouage. Sans aucune expérience, si ce n’est un pauvre stage chez un vieux tatoueur de droite dure et catholique, raciste, ronchon (mais malgré tout avec une certaine générosité dans la volonté de transmettre), j’ai embarqué femme, enfants, nourrisson et mes parents dans cette folle et inconsciente aventure. Quelques semaines seulement avant l’ouverture, j’ai entamé mon sevrage. L’enfer. Je me suis alors très rapidement rendu compte de la montagne face à laquelle je me trouvais et que je n’étais définitivement pas à la hauteur. Additionné d’un syndrome de l’imposteur niveau plus-plus, c’était sans compter les trois confinements pris dans les dents… Je n’ai même pas tenu deux ans avant d’arrêter cette activité où je perdais plus d’argent que je n’en gagnais.

Question rentrée d’argent en lien avec mon statut d’artiste-auteur, je ne suis pas mieux loti. Mais fort heureusement, je bénéficie de l’Allocation d’Adulte Handicapé (AAH) qui me permet d’éviter de me retrouver dans des emplois salariés classiques. Sources incontournables d’anxiété, d’énervement, voire de colères refoulées, au point que mes dépendances reviennent au triple galop. Et c’est le serpent qui se mord la queue, le scorpion qui s’auto-pique. J’ai la chance, voir le privilège de pouvoir développer mon activité d’artiste-auteur sans pression fatale. Reconnaissance éternelle à Simone Veil.

Pour être honnête, si je ne bénéficiais pas du regard extérieur de mon épouse, je me sentirais tout à fait « normal ». Mais quid de la normalité ? Je ne sais pas… Les neurotypiques, les moldus, tous ceux qui m’impressionnent parce que des fois, j’aimerais leur ressembler. Un boulot stable (un truc de dingue, certains conservent un même job pendant plus de vingt ans quand mon maximum en salarié doit être de deux ans en apprentissage), une maison, une voiture à crédit, des petits bobos, une certaine routine, des congés payés, une rolex à quarante ans, mais rien de bien grave… Toutes ces choses que je ne connais pas et, j’avoue, je n’ai pas forcément envie de connaître. Surtout la rolex. Vivre avec moi n’est pas de tout repos, d’après ma Douce. Ce n’est pas anodin si je me suis représenté en ours. Asocial, grognon, anxieux au possible, même quand il s’agit d’aller voir des amis ou de dormir une nuit hors de chez nous, les relations humaines peuvent me mettre à terre sur un mot de travers, monomaniaque et cerise sur le gâteau, bipolaire ! Bon, j’ai aussi la faculté de travailler sur moi sans relâche afin de ne pas être un poids mort pour mon entourage. La preuve, j’en viens à douter de mon trouble de l’humeur, je fête mes deux ans d’abstinence et je ne rate aucun rendez-vous avec mes thérapeutes. Mais il me faut rester constamment vigilant, c’est loin d’être de tout repos.

Cette illustration a été réalisée à partir d’un vieux dessin que j’ai souhaité remettre au goût du jour. Une sorte de « remastered » comme pour un album de musique, entièrement dessiné et mis en couleur sur support numérique. Ci-dessous, l’original où s’étaient glissées des erreurs monumentales. Des mains inversées et autres couacs qui me faisaient saigner des yeux. Une façon de me réapproprier cet ours qui pourrait réapparaître dans d’autres projets, mais rien de tangible pour l’instant.

To bipolaire or not to bipolaire Encre sur papier Mise en page numérique Fabien Trarieux 2015

J’ai repris aussi le texte de l’ours et en ai ajouté un au pingouin. À l’origine, il se voulait être un clin d’oeil au film « Daddy cool, infinitely polar bear » (Lien bande annonce : https://www.youtube.com/watch?v=OOlVD3YN4A4). Même si le jeu de mot a forcément été usé en long en large et en diagonale, je voulais exprimer les doutes qui traversent mon esprit. 

Précision, loin de moi la prétention d’affirmer ici que les doutes sont la propriété intellectuelle avec copyright des neuroatypiques. Cependant, je pense sincèrement que leur intensité et leur fréquence sont au-delà de la moyenne internationale. Par l’intermédiaire du pingouin, l’accent a été mis sur cette réflexion récurrente que tous les bipolaires ont du entendre au moins quinze mille fois dans leur vie et qui fait ressurgir en nous des pulsions difficilement avouables. « Nous avons tous des hauts et des bas ». Sans blague. Rendez-vous compte qu’il existe juste des degrés d’intensité inatteignables pour certains et c’est franchement tant mieux. Ou renseignez-vous, il existe pléthore (comment j’adore ce mot) de sites internet expliquant les troubles psychiatriques ainsi que tant d’autres handicaps visibles ou invisibles, en quelques clics vous serez moins ignorant et plus respectueux. Même le site d’Ameli l’explique : https://www.ameli.fr/assure/sante/themes/trouble-bipolaire/comprendre-troubles-bipolaires

D’ailleurs voici une petite liste non exhaustive, des injonctions ou conseils que nous pouvons entendre et qui nous dressent le poil :

– Allé, secoue-toi un peu !

Nous ne sommes pas des cocotiers, pour information.

– Quand on veut, on peut !

Certains peuvent, mais ne veulent pas… personnellement, ça ne me pose aucun problème.

– C’est juste dans ta tête…

Et dans la tienne, il y a tellement d’air, qu’on pourrait y faire de l’avion.

– C’est vraiment nécessaire tous ces cachets ?

Oserais-tu demander à un diabétique s’il peut vivre sans son insuline ? 

– Il ou elle est tellement lunatique qu’on se demande s’il ou elle ne doit pas être un peu bipolaire.

Et l’effet Dunning-Kruger, tu connais ? C’est le biais cognitif des personnes peu compétentes dans un domaine qui surestiment leurs connaissances et leurs capacités, au point de se croire expertes.

J’arrête là, je vais finir par être mauvais comme une teigne.

Et dans le cas où vous restiez bivouaquer sur vos positions, du haut de ma légendaire tolérance, je me permets de vous délivrer le message à caractère informatif suivant : allez vous faire bien cuire le cul sur des braises ardentes 😉

Caresses et bécots à l’œil.